Qu’est-ce
qu’une conférence sur le tricot peut bien faire au milieu d’un congrès
de hackers ? La scène se déroule en décembre 2007, à Berlin, à
l’occasion de la rencontre annuelle du Chaos Computer Club, l’une des plus influentes organisations de hackers.
Devant un parterre viril de programmeurs, Rose White, étudiante en
sociologie boulotte, tisse des liens entre le tricot et l’informatique,
démontrant comment la pratique contemporaine de la maille se rapproche
de la programmation open source.
Avant les années 60, le tricot est largement confisqué
par l’industrie qui commercialise et contrôle les motifs via des
publications spécialisées. Ces modes d’emploi destinés aux ménagères
n’indiquaient pas la quantité de fil nécessaire pour obtenir un pull,
mais le nombre de pelotes de leur marque. « Si vous
utilisez notre laine et nos aiguilles et faites exactement ce qu’on
vous dit, vous obtiendrez le pull en photo dans le magazine, explique Rose White, qui estime que l’industrie du tricot a aliéné des milliers d’utilisateurs de leur savoir-faire. C’est
comme comparer Linux et Windows, Linux est une "culture folk" qui se
développe grâce aux connaissances partagées entre ses utilisateurs.
Windows est une culture propriétaire, il fournit des machines très
puissantes aux gens mais leur confisque ce pouvoir en les obligeant à
faire comme on leur dit. »
Aux Etats-Unis, le Linus Torvalds (créateur de Linux)
de la maille se nomme Elizabeth Zimmerman, une « geek avant l’heure »,
qui a révolutionné l’art du tricot dans les années 60 en le rendant à
nouveau « open source ». Celle qui maniait les aiguilles en toute
situation, y compris à califourchon à l’arrière de la moto de son mari,
a publié des livres avec des motifs génériques qui ne nécessitaient pas
de marque de laine particulière et n’était pas sous copyright. Sa
devise était « Tricoter avec confiance et espoir, à travers toutes les crises. » Son objectif : rendre le pouvoir aux tricoteurs en leur permettant de modifier les motifs, d’improviser à partir d’un modèle.
Au même moment, les féministes jettent les pelotes à la
poubelle. Elles les considèrent comme un outil du patriarcat pour
garder les femmes à la maison. Il faudra attendre le début du XXIe
siècle, pour assister à un étonnant retour en grâce du tricot. Le
passe-temps de mémé devient tendance.
Internet a largement contribué à ce renouveau, via les blogs, les réseaux sociaux comme Ravelry ou des sites communautaires tel KnitML
qui tente de définir un standard universel pour décrire les motifs. Les
passionnés y montrent leur travail, trouvent des conseils, échangent
leurs savoirs. Ceux qui pensaient que l’horizon se limitait au point
mousse découvrent les extraordinaires motifs labyrinthe de Debbie New
ou ceux hexagonaux, inspirés de la vie biologique de Norah Gaughan.
Certains poussent le Do it yourself à l’extrême, allant jusqu’à filer
leur propre laine à partir des poils de leur chien.
On ne tricote d’ailleurs plus exclusivement pour
s’habiller mais pour s’exprimer, ce que Rose appelle leGuerrilla
Knitting.Des collectifs artistiques comme les Texanes Knitta Please,
pionnières du graffiti en laine qui enveloppent les poteaux des villes
d’écharpes bariolées, ou les Wool Warriors de Knit the City, qui
habillent les cabines téléphoniques londoniennes.
Autre jeu de mailles, une communauté confectionne des
mitaines rouges pour la statue de Lénine à Seattle ou des chaussettes
pour les chevaux de bronze de Central Park. L’artiste Dave Cole fait
tricoter un drapeau américain géant par deux grues manipulant des
poteaux de bois dans la cour du Mass Moca. Des milliers d’anonymes
laissent libre cours à leur fantaisie, postant leurs créations sur le
Web, comme cet appareil digestif tricoté, véritable leçon d’anatomie ou
cet utérus en laine rose bonbon.
Certaines de ces confections sont proposées à la vente
tels ces adorables céphalopodes signés Hansigurumi, qu’on peut se
procurer via des sites de commerce en ligne comme Etsy
ou Folksy. Ces plateformes qui permettent aux artisans de vendre leurs
créations faites main (vêtements, bijouterie, etc.) connaissent un
véritable boom. En 2008, les ventes de biens sur Etsy ont rapporté 88
millions de dollars, contre 26 millions en 2007. Plus de 200 000
vendeurs y ont leur petite boutique et plus de deux millions de clients
sont inscrits.
Un engouement qui témoigne d’une certaine lassitude
pour des produits fabriqués en masse, coulés dans le même moule. Si les
années 90 étaient celles des marques brandies en grosses lettres sur la
poitrine, aujourd’hui, les gens cherchent à se différencier en portant
quelque chose d’original, d’unique, estime Clive Thompson dans une
chronique pour Wired. « La culture numérique a
toujours été affaire de customisation et d’individualité : on blogue
nos pensées, on met sa vie en photo sur Flickr. Après des années
passées à façonner le monde digital pour qu’il s’accorde à notre style,
il n’est pas étonnant que nous souhaitions reproduire la même chose
dans le monde physique. »
D’après Thompson, grâce à cette révolution de la
micromanufacture, les objets qui nous entourent vont être de plus en
plus personnalisés. Ce service existe déjà chez Etsy ou Ponoko : le
client décrit ce qu’il veut (un pull, un sac, une table), dit combien
il est prêt à débourser et des artisans peuvent proposer de lui en
fabriquer sur mesure…
Source : Libération 28 août 2009